"J'arrive avant midi à Castet-Arrouy, une charmante
petite commune gersoise située à environ vingt-deux kilomètres
d'Auvillar. J'y tombe sur un modeste restaurant
dont les tables sont disposées à l'ombre de vieux marronniers
sur la place commune de la mairie et de l'église.
L'endroit me plaît tout de suite, je décide de m'y arrêter
jusqu'à l'heure du déjeuner et m'installe. Les randonneurs
éventuels ne sont pas encore là et ce sont des gens du
village qui prennent bientôt place à trois autres tables.
À l'une s'assoit un groupe de trois personnes, dont une
alerte aïeule, sans doute octogénaire. Le patron vient préparer
la table, y mettre une nappe, les couverts. «Tiens,
une nappe de soleil », s'écrie l'aînée, avant de répondre
au patron qui s'enquiert de savoir s'ils désirent un apéritif:
« Apporte-nous donc de ton petit rosé gouleyant, il
réjouit les vivants. » Ce sont là des paroles bien banales,
elles provoquent pourtant chez moi une indicible émotion.
La vieille dame n'a pas fait remarquer que la nappe
est jaune, elle parle d'une nappe de soleil, transfigurant
ce faisant l'objet et la remarque, elle les auréole d'un halo
de joie et d'optimisme, que confirme son goût pour ce
si réjouissant petit rosé. Le bistrot propose des menus
- entrée-plat-dessert et quart de vin compris - pour treize
euros, on est là dans la plus grande simplicité, au demeurant
délicieuse, mais la nappe est de soleil, le petit vin
gouleyant et réjouissant, et cela change tout. Le bonheur
de vivre est palpable et à l'évidence partagé. Cette jubilation
là n'est pas l'apanage de privilégiés, elle est vécue
par de petites gens qui savent la trouver dans les choses
ordinaires de la vie et témoignent ainsi de leur superbe
appétence de l'existence. Une leçon extraordinaire pour
moi qui viens de croiser tant de personnes anorexique
de ce point de vue, promptes à assombrir tout ce qu"elles
touchent et vivent."
(Pensées en chemin d'Axel Kahn page 241 )